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Loi sur la protection des symboles nationaux : une menace pour la liberté d’expression sur les réseaux sociaux en Mauritanie

lundi 4 avril 2022


Nous, les organisations signataires de la société civile mauritanienne, régionale et internationale, exprimons notre vive préoccupation quant à l’adoption par le parlement mauritanien de la « loi portant protection des symboles nationaux et incrimination des atteintes à l’autorité de l’État et à l’honneur du citoyen » le 9 novembre 2021. Nous craignons que l’entrée en vigueur de ce texte ne contribue à faire reculer la liberté d’expression en Mauritanie.

Contexte

Ce projet de loi portant protection des symboles nationaux et incrimination des atteintes à l’autorité de l’État et à l’honneur du citoyen, avait été introduit en juillet 2021 par l’exécutif, afin de lutter contre tout ce qui est de nature à porter atteinte à l’unité nationale, au respect de la souveraineté nationale et à l’autorité de l’État et limiter l’utilisation inappropriée des plates-formes de communication sociale.

Le projet de loi a finalement été adopté par l’Assemblée nationale le 9 novembre 2021. Les débats ont été marqués par le boycott des députés de l’opposition, qui estimaient que le président de la Commission de la justice et de la défense n’avait pas pris en considération leurs propositions d’amendements. Le Syndicat des journalistes mauritaniens (SJM) avait par ailleurs invité le gouvernement à retravailler le projet loi en engageant préalablement une consultation de tous les acteurs concernés, y compris les journalistes.

Bien que l’exposé des motifs fasse référence aux principaux instruments relatifs aux droits humains auxquels la Mauritanie est partie, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), le texte comporte plusieurs dispositions qui sont contraires aux standards internationaux en matière de liberté d’expression en ligne.

De l’atteinte à l’autorité de l’État et à ses symboles

L’article 2 de la loi prévoit deux à quatre années d’emprisonnement pour toute personne ayant porté « atteinte à l’autorité de l’État et à ses symboles », soit l’utilisation délibérée de « techniques de l’information, de la communication numérique et des plates-formes de communication sociale pour porter préjudice aux valeurs constantes et aux principes sacrés de l’Islam, à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale ou outrage à la personne du Président de la République, le drapeau et l’hymne national ».

Les termes employés – notamment « valeurs constantes » et « principes sacrés de l’Islam » – ont un caractère vague et imprécis. Par ailleurs, cette disposition s’ajoute à l’article 21 de la loi n° 2016-007 relative à la cybercriminalité et le très controversé article 306 du Code pénal, récemment modifié pour instituer la peine de mort obligatoire en cas de « propos blasphématoires » et de « sacrilèges », sans possibilité de repentir ou d’appel. Ces deux dispositions contribuent déjà à restreindre les activités de journalistes ou de défenseurs des droits humains, et sont plus largement, incompatibles avec l’article 19 du PIDCP.

Concernant l’outrage à la personne du Président de la République, le drapeau et l’hymne national, le Comité des droits de l’Homme de l’ONU s’est inquiété des « lois régissant des questions telles que […], l’offense au drapeau et aux symboles, la diffamation du chef de l’État, et la protection de l’honneur des fonctionnaires et personnalités publiques ». L’« outrage à la personne du président » est assimilable aux lois réprimant le crime de lèse-majesté. Il est nécessaire de rappeler que les personnalités publiques, y compris celles qui exercent des fonctions au plus haut niveau du pouvoir politique sont légitimement exposées à la critique et à l’opposition politique.

De même, le comité des droits de l’Homme a affirmé dans son observation générale n°34 que « le simple fait que des formes d’expression soient considérées comme insultantes pour une personnalité publique n’est pas suffisant pour justifier une condamnation pénale. » Il s’ensuit, dès lors, que l’article 2 est contraire aux standards internationaux en matière de la liberté d’expression.

Le délit d’atteinte au moral des forces armées et de sécurité

L’article 3 considère toute publication portant « atteinte [au moral] des forces armées et de sécurité ou la déstabilisation de leur loyalisme à la République » comme un délit passible d’un à trois ans d’emprisonnement.

La loi ne précise pas comment peut être établi le lien entre la publication d’un contenu et la dégradation du moral des forces armées et de sécurité ou de leur loyalisme, ni comment les variations de moral doivent être évaluées. Selon les termes employés à l’article 3, il ne peut être exclu qu’un reportage de nature journalistique diffusé sur les réseaux sociaux critiquant un usage disproportionné de la force tombe dans le champ d’application de la loi s’il est estimé qu’il « nuit au moral » des forces de sécurité.

Nous souscrivons à l’avis du Comité des droits de l’Homme selon lequel les États ne doivent pas interdire la critique à l’égard d’institutions telles que l’armée ou l’administration et selon lequel l’emprisonnement n’est jamais une peine appropriée pour ce motif.

D’un autre côté, la loi devrait être rédigée d’une manière claire afin de permettre aux individus de prévoir les conséquences de leurs actes. Ledit comité a affirmé que « la loi ne peut pas conférer aux personnes chargées de son application un pouvoir illimité de décider de la restriction de la liberté d’expression. » Cependant, les termes employés dans l’article 3 confère aux pouvoirs exécutifs et juridictionnels un pouvoir discrétionnaire très large entraînant l’imposition arbitraire de peines privatives de liberté visant des activistes, défenseur(e)s des droits humains, opposants et tout individu qui exprime des opinions contraires à celles adoptées par le pouvoir politique ou militaire.

Une répression de l’appel à la haine non conforme avec le droit international

Le quatrième article considère « comme atteinte à la paix civile et à la cohésion sociale » tout contenu « contenant des calomnies, des injures ou des insultes à l’égard d’une région, du pays ou d’une composante du peuple, qui prône la haine entre ces composantes ou les incite les unes contre les autres. » Les peines prévues vont de deux à cinq ans d’emprisonnement (10 ans en cas de récidive).

Nous sommes préoccupés par l’absence de distinction entre l’injure, la calomnie, l’insulte d’une part, et la promotion de la haine et l’incitation d’autre part. Le regroupement de ces termes dans un même article risque d’avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression des journalistes ou d’autres individus, tels que les défenseurs des droits humains.

Il est à craindre que les autorités interprètent ces principes de manière large, considérant que tout écrit critique ou discursif, mettant en cause les institutions nationales par exemple, puisse être considéré comme une injure. Le terme de composante mentionné à l’article 4 n’est d’ailleurs pas défini dans la loi. Il n’est donc pas clair s’il s’agit de composantes ethniques, confessionnelles, socio-professionnelles, de genre ou de statut.

Dans son arrêt Federation of African Journalists and Others v The Gambia, la Cour de la Communauté économique des états d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a estimé que les lois pénales sur la diffamation et la calomnie, devaient être abrogées au motif qu’elles interfèrent de manière disproportionnée avec les droits des journalistes.

L’ethnicité et les discriminations sont des questions politiquement sensibles en Mauritanie. La législation actuelle comporte plusieurs dispositions très générales qui ont été utilisées par le passé pour réprimer des internautes qui dénoncent la marginalisation de certaines communautés.

En décembre 2014, un tribunal mauritanien a condamné à mort pour apostasie un blogueur populaire, Mohamed Cheikh Ould Mkhaïtir, à cause d’un article dans lequel il critiquait les discriminations entre castes. Bien qu’une cour d’appel ait ramené sa peine à deux ans de prison, ce qui le rendait libérable immédiatement, il a été soumis à une détention arbitraire dans un lieu tenu secret pendant plus de 20 mois avant d’être exfiltré vers la France où il a demandé le statut de réfugié.

En janvier 2018, l’activiste Abdallahi Salem Ould Yali a été arrêté et poursuivi d’incitation à la violence et à la haine raciale en raison de ses messages sur les médias sociaux qui critiquaient la discrimination raciale régnant dans le pays avant d’être libéré le 1er février 2019.

Comme l’a rappelé le Plan d’action de Rabat sur l’interdiction de tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence, plus l’incitation à la haine est définie de manière générale, comme c’est le cas ici, plus cela ouvre la voie à une application arbitraire de la loi. En effet, l’article 4 ne distingue pas entre les différentes catégories du discours de haine telles que mentionnées par le Plan de Rabat. Nous craignons que l’emploi de termes vagues ne soit utilisé pour sanctionner des opinions différentes de celles de la majorité ou du gouvernement.

Absence de mise en balance entre droit à la vie privée et liberté d’expression

La loi introduit à l’article 5 l’offense « d’atteinte délibérée à la vie privée » laquelle inclut tout enregistrement sonore ou photographique fait, délibérément, à l’insu des individus concernés, ainsi que sa publication et sa diffusion en vue de porter préjudice à ces individus ou à leur honneur.

Le deuxième paragraphe de l’article interdit spécifiquement la divulgation de secrets personnels concernant des responsables publics dans le cadre de leur vie privée. Les peines applicables vont d’un à deux ans de prison.

Il est regrettable que cette disposition ne fasse aucune référence à une quelconque mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression, en particulier lorsqu’il s’agit de responsables publics, en prenant en compte des facteurs tels que la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, ou encore le mode d’obtention des informations et leur véracité.

Les journalistes mauritaniens devraient pouvoir publier sans crainte d’être poursuivi des informations à caractère personnel dans le cadre d’un débat d’intérêt public comme l’abus d’une charge publique à des fins personnelles ou l’utilisation abusive des deniers publics. S’agissant du second paragraphe, nous estimons que le droit des personnalités publiques à voir leur vie privée protégée devrait être plus restreint.

Conclusion

Si nous sommes conscients de la nécessité de réguler la modération des contenus diffusés sur les réseaux sociaux, nous doutons de la valeur ajoutée de ce nouveau texte. En effet, la loi sur la protection des symboles nationaux est le dernier-né d’une série de lois fixant des limites excessives au contenu des discours à la fois en ligne et hors ligne.

Nous recommandons en conséquence son abrogation ainsi que l’ouverture d’une consultation de la société civile et de professionnels en vue de développer un cadre législatif encadrant l’usage des réseaux sociaux respectueux des normes internationales.

De manière générale, nous recommandons d’éviter l’approche purement répressive et d’adopter des mesures positives qui pourraient garantir une appropriation des valeurs démocratiques par la société telles que l’éducation aux médias et à l’information, la coopération avec les réseaux sociaux pour apporter plus de transparence et, enfin, la promotion d’une culture de vérification des faits.

Liste des organisations signataires

Access Now,

Association des Femmes Cheffes de Famille (AFCF)

Article 19

Forum des Organisations Nationales de Droits Humains (FONADH)

MENA Rights Group

ODISSI

SMEX

Source : Access Now